«Un point,/Qui se place dans le cercle,/Qui se trouve dans le carré,/Et dans le triangle :/Si vous trouvez le point,/Vous êtes sauvés,/Tirés de peine, angoisse et danger». (Maxime des Compagnons du Devoir, précurseurs opératifs des francs-maçons spéculatifs)
Roger Jomini - Tolérance et Fraternité, Genève
Les Comacini - en latin les Magistri Comacini -, on en sait somme toute peu sur eux ; la légende est entrelacée avec les faits avérés. D'aucuns pensent que la franc-maçonnerie leur serait redevable du «noeud comacin», ornement en cordon sans fin, tressé en dessins compliqués, et qui pourrait faire penser à la chaîne d'union maçonnique. Sinon, l'édit de Rotharis, roi lombard (643) évoque des Maîtres maçons dits «Magistri Comacini». Ils auraient été des architectes en Italie du Nord, du VIIe au IXe siècles. Mais leur art restait fidèle à la basilique romaine, tout en consentant quelques emprunts à l'art byzantin et à l'Orient. Un intéressant témoignage de leur pratique se trouve à Vufflens, dans le canton de Vaud, avec un château-fort en brique où se dresse un donjon de 60 mètres. On préfère parler ici du Compagnonnage français. Benoist nous dit : «C'est une association ouvrière qui a pour but le perfectionnement professionnel, moral et spirituel de ses membres après avoir, jadis, défendu par surcroît leurs intérêts matériels. L'affiliation s'effectue par cooptation, après des épreuves de capacité, et l'accomplissement de certains rites qui lui confèrent le caractère d'une initiation. Les rites diffèrent suivant les professions, tout en possédant un fond commun». Nous voilà sur un terrain familier. On nous dispensera de retracer tout l'historique du Compagnonnage, si riche qu'il soit. Quelques repères cependant. L'association a toujours été divisée en trois rites placés chacun sous le patronage d'un personnage : le roi Salomon, Maître Jacques et le Père Soubise. La légende compagnonnique du roi Salomon n'est guère différente de la légende maçonnique, mais elle ne fait qu'une place médiocre à Hiram, quoique le thème de l'assassinat du Maître s'y retrouve également. Quant à Maître Jacques et au Père Soubise, il s'agirait de deux maîtres d'oeuvre qui auraient quitté le Temple pour se rendre, le premier à Bordeaux, le second à Marseille. Jacques, que l'on identifie selon les versions de la légende à l'apôtre Jacques le Majeur, à Jacques frère du Christ, voire à Jacques de Molay, est à l'origine du célèbre pèlerinage de la Sainte-Baume. Quant au Père Soubise, il reste obscur. Il est généralement représenté par un moine bénédictin, ce qui s'explique par l'importance des constructions entreprises par les religieux de cet ordre.
Un engagement valeureux
C'est dans les métiers du bâtiment - tailleurs de pierre, charpentiers, menuisiers et serruriers - qu'est né le Compagnonnage. La première mention du Tour de France des Compagnons date de 1469. Cela s'explique par la nécessité pour les bâtisseurs de se déplacer de château en château, d'église en église. Les lignes lapidaires des monuments en témoignent suffisamment. Il en existe quelque 9000. Le Compagnonnage fut très florissant au fil des siècles. Au 18e il comptait un affilié sur trois ouvriers. Au 19e survint l'ère du syndicalisme, mais le Compagnonnage reprit force et vigueur, seule société initiatique d'Occident avec la francmaçonnerie qui puisse se réclamer de plusieurs siècles d'existence.
En 150 ans, pas moins de quatrevingts cathédrales furent édifiées en France. On a parfois insinué que les bâtisseurs de cathédrales étaient des esthètes inspirés, en tout cas de grands artistes, non plus des artisans. Or, à l'origine, vers 1160, un bâtisseur d'église était un homme capable d'aller au fond d'une grotte pour y quérir, à la forcedupoignet, quelques quartiers de roche que l'on épannellerait, piocherait au moyen d'outils primitifs, puis on les mettrait en oeuvre.
Ces Compagnons, nous devons les admirer, car ils ont laissé l'exemple du courage et de l'obstination. Après avoir fait le dessin de leurs premiers outils, ils durent trouver dans leur environ- nement primitif une première méthode d'autodidactes, car ils ne disposaient d'aucunprofesseur. Leursmuscles étaient soumis à un régime très rigoureux. Les accidents mortels étaient nombreux, par chutes notamment. Plus tard, Chypre devient durant quatre sièclesune sortede Villa Médicis du Compagnonnage. Et la construction dite flamboyante va transcender la construction ogivale, dans un climat semblable à celui qui anima les premiers francs-maçons dits spéculatifs.
Art sacré en Helvétie aussi
Mais en Suisse même ? À tout seigneur, tout honneur : l'abbaye de Saint-Maurice, en Valais, est le plus ancien monastère de l'Eglise qui demeure en activité. Ce sanctuaire a été érigé vers 360 par l'évêque Théodore. À l'époque de la reconnaissance savoyarde, on considérait l'église comme «la reine de celles des Gaules». Plusieurs souverains étrangers se seront inspirés de son architecture et de sa solennité. C'est Jacques Tornay dans Regard sur Saint-Maurice (2001) qui écrit, nous adressant cemessage : «Le calme préserve, l'agitation disperse. Et même lorsque l'animation de la Grand- Rue bat son plein, il semble qu'une présence sereine veille à labonne expression des velléités humaines, comme une digue providentielle préviendrait le débordement des eaux». Il faudrait également citer le couvent de Saint- Ursanne, et celui de Saint-Gall, fondés par l'un des douze compagnons de Colomban venu d'Irlande vers 590. Et tant d'autres encore : le monastère de Moudon, celui de Moutier, l'abbaye de Payerne, la cathédrale de Schaffhouse, l'église de Romainmôtier, le couvent de Muri en Argovie, la cathédrale de Bâle (qui était au moyen âge la ville la plus important de Suisse), la cathédrale de Lausanne bien sûr, Einsiedeln et l'on en passe... Aussi longtemps que les voies de communication étaient mauvaises, on se procurait lesmatériaux dans le voisinage immédiat, la pierre surtout : granit au Tessin, grès gris sur le Plateau, calcaire rouge sur le haut Rhin ou sur le Rhin supérieur, calcaire blanc à Soleure, et jaune à Neuchâtel. Plus tard, les régions de Stans et de Saint-Triphon livrèrent un calcaire qui, une fois poli, ressemble à du marbre noir. Voici pour terminer l'axiome donné par le maçon Oscar Wilde : «Le labeur intellectuel, quand il est de grande qualité, atteint presque la noblesse du travail manuel».